Il était une fois une fille au cerceau jaune et rose. Petite, à chaque fois que des adultes venaient rendre visite à ses parents, ils voyaient cette fille, tournoyer, son cerceau autour des hanches, et son sourire gravé sur son visage, comme un véritable masque africain.
Elle tournait, son cerceau autour de ses hanches, comme pour s’hypnotiser, comme pour rêver et fuir ainsi la gravité de la Terre.
Un jour, au début de la saison des amours, vers les printemps de l’existence, exactement au moment où la beauté devait se récolter, un prince arriva dans sa vie. Il la prit par les hanches. Ébahie, elle fit tomber son cerceau, qui effectua une dernière danse sur le sol avant de totalement s’immobiliser.
Le jeu était à terre, mais un nouveau jeu, encore plus complexe, la tenait maintenant en haleine, dans les yeux et le sourire de cet homme. Dès qu’il ouvrait la bouche, dès qu’il lui proposait d’aller joyeusement défier le dragon du temps qui passe, armés de leurs blagues qu’ils utilisaient habilement comme des flèches, elle le suivait. Avec son prince, elle avait l’impression de constamment s’élancer du haut d’un toboggan, direction des sensations de vitesse, de plaisir, d’ivresse, d’excitation, avec la marge de sécurité suffisante, pour toujours ressentir, et ce : sans ne jamais réfléchir !
Pendant des années, la fille au cerceau jaune et rose et son prince sillonnèrent la vie, en souriant, l’un contre l’autre, en moto, voire même en tapis volant. Quand ils regardaient le calendrier, pour savoir quel jour il était, le calendrier indiquait « maintenant ». Alors, sans trop se questionner, ils se demandaient simplement ce qu’ils avaient envie de faire : « maintenant ».
Puis, un matin, sans prévenir, celui qui la faisait tourner dans ses bras, valser dans ses yeux, la quitta. Pour une urgence. Immédiatement, l’urgence pour la fille devenue femme fut de retrouver son vieux cerceau jaune et rose, pour continuer à valser, à tourner, s’hypnotiser, et ne pas risquer de se transformer comme sa mère, finalement, en statue. Après plusieurs heures de recherche, alors qu’elle sentait son corps devenir de plus en plus lourd, elle fouilla dans un amas de vêtements et retrouva, avec amour, son cerceau, qu’elle brandit comme une épée légendaire. Elle se remit à le faire tourner autour de ses hanches, et à ressentir la vie la gagner, comme de la sève pouvait se faufiler énergétiquement jusqu’aux plus hautes branches d’un arbre.
Son cerceau toujours auprès d’elle, les adultes qui croisaient au quotidien cette femme, ne savaient pas s’ils devaient se méfier d’une personne de leur âge qui conservait auprès d’elle un objet si enfantin, ou plutôt se réjouir de la légèreté qu’il sentait monter en eux, à chaque fois qu’elle arrivait dans un endroit délicatement, comme une odeur de pain au chocolat.
Se réjouir ou se méfier : les gens avec qui elle travaillait avaient rapidement choisi. Leur métier était d’apporter de l’ordre, de trier les événements de la vie, de les isoler dans la bonne case, pour de l’extérieur : y voir apparemment beaucoup plus clair dans des destins. Ce métier exigeait de la concentration. De la précision. Ainsi, ils fuyaient toute forme de distraction, et observer des sourires, tout d’un coup se laisser envahir par une chaleur et une douceur qui vous prenaient par la main, et commençaient à vous emporter vers la mer, était un risque professionnel qu’ils ne souhaitaient encourir. Dans les profondeurs d’eux-mêmes sommeillait un monstre de légèreté, de plaisir et de curiosité qu’ils faisaient tout pour maintenir loin, très très loin de la périphérie de leur cœur.
Soucieuse d’être une source de bonheur, de douceur, d’harmonie, la fille au cerceau jaune et rose accepta de laisser son cerceau chez elle, pour ne pas risquer d’attirer le monstre de légèreté chez les autres, qui aurait pu être séduit par ce magnifique hameçon. Le matin, elle tirait la porte, disait au revoir à son cerceau, son sourire, ses joues toutes rouges quand elle riait, elle disait au revoir à tout ce monde fantastique de couleurs, pour se rendre vers un bâtiment haut comme un château qui vous observait, dès l’entrée, de son regard gris.
La fille au cerceau jaune et rose pensait pouvoir vivre ainsi. Mais très vite, à rester là, toute la journée, sans écouter les chuchotements de son cœur, elle sentait que la vie en elle peu à peu la quittait. Que sa peau se changeait progressivement, dangereusement, en la raideur irréversible d’une statue. Alors elle pensait avec effroi à sa mère, et courait précipitamment vers chez elle pour retrouver tout son monde vibrant de couleurs.
Chaque jour, elle avait peur de terminer comme sa mère, mais chaque fois qu’elle revenait dans sa jungle colorée, elle était heureuse de constater comme à nouveau son cerceau lui permettait de ressentir une énergie magique partout dans son corps, jusqu’à redonner toute sa souplesse à son sourire, et une élasticité de trampoline, à ses joues, à son visage, à sa peau.
Soulagée, elle était tout de même déterminée à trouver rapidement une solution pour éviter ses départs précipités, qui troublaient toutes les personnes autour d’elle. Et la fille au cerceau jaune et rose ne voulait déstabiliser personne. Absolument personne. Elle voulait trouver le moyen de vivre comme tout le monde, de s’insérer parfaitement dans son environnement, comme un tableau dans un musée.
Alors, elle se mit le matin avant de partir, et le soir en rentrant, à se constituer des réserves de beauté. D’énergie. Elle pressait chaque seconde de son temps libre, pour en conscience, en délivrer un nectar, qu’elle s’empressait de présenter à ses lèvres, pour augmenter la magie dans son corps. Elle profitait de chaque minute dans son logis, pour capter toute la jungle de vie qui avait décidé librement de s’établir en elle. Des singes bondissaient de liane en liane ; des oiseaux de toutes les couleurs chantaient puis d’un coup magnifiquement s’envolaient ; des félins rôdaient, en toute discrétion, au pied des arbres, puis se mettaient tout d’un coup à courir, à poursuivre, puis à bondir, pour s’offrir le plus délicieux des repas. Elle prenait le temps de regarder ce qu’il y avait de plus fascinant en elle. De l’emmagasiner dans son corps. Puis elle partait travailler.
Cette méthode porta rapidement ses fruits. Elle sentait de moins en moins son corps se transformer en statue, la journée, même s’il lui arrivait encore de devoir partir précipitamment, avant l’heure autorisée pour tout le monde.
Ne déstabiliser personne. Absolument personne. Elle cherchait un remède miracle. Le remède miracle pour conserver toujours suffisamment d’énergie, de magie, pour ne pas sentir à certains moments l’urgence de devoir partir. Au fond d’elle, elle savait en quoi ce remède pouvait consister. Son corps se souvenait du trésor qui l’avait fait sentir, un jour, quasiment immortelle. Alors, immédiatement, le soir, elle utilisa sa réserve de temps pour tenter de rencontrer un prince.
Un prince… Elle chercha. Elle chercha. Elle trouva des princes dont elle appréciait la stabilité, la clarté, le côté carré. Malheureusement elle n’identifiait pas dans le creux de leur main, dans le halo de leur pupille, dans l’arc de leur sourire, la caresse de la courbe qui la faisait tant vibrer chez un rond.
C’est alors qu’une personne importante dans sa vie revint. Le prince qu’elle avait connu au printemps de son existence, et avec qui elle avait terrassé à l’époque le dragon du temps qui passe. Elle se dit, dans un large sourire, que c’était peut-être lui, finalement, qui allait lui fournir l’antidote miracle pour ne plus jamais risquer de se transformer en statue.
Seulement, rapidement, elle s’aperçut que quelque chose avait changé en lui. Elle ne distinguait plus le même feu ardent dans ses yeux. Et un bruit de hache venait maintenant fréquemment s’immiscer dans sa voix. La fille au cerceau jaune et rose se rendit à l’évidence : la vie tournait en rond dans les bras de son prince, mais faute d’élan, d’énergie, cette ronde ne la faisait plus du tout, valser.
Quand elle lui confia cela, de rage, il prit le cerceau jaune et rose qui traînait dans un coin de la pièce, et le jeta par la fenêtre. Puis partit.
La fille au cerceau jaune et rose se précipita vers le rebord de la fenêtre, pour identifier l’endroit exact où son cerceau avait bien pu atterrir. Et là, elle n’aperçut pas son cerceau mais elle remarqua que toute la jungle qui vivait, chantait et explorait la vie à l’intérieur de son corps, était maintenant aussi visible, à l’extérieur, dans la réalité qui prenait place sous ses yeux, et ce même jusqu’à la tombée de la nuit.
Accoudée sur le rebord de la fenêtre, la nuit était tombée. Et voilà qu’elle suivait au loin le déplacement intrigant d’un léopard.