Il était une fois, une intrigante actrice vagabonde. Les spectateurs pouvaient la découvrir, au hasard d’un parc, où majestueusement encadrée par deux arbres, comme d’immenses gardes du corps qui veillaient sur elle, elle propageait toute sa chaleur, sa douceur, sa lumière, à un groupe dense de curieux, qui comprenaient qu’ils avaient été en attente, depuis des jours, des mois, voire même des années : d’extraordinaire.

Les parcs l’accueillaient, comme autant de directeurs de théâtre, fiers, de pouvoir la proposer à leur public, de la compter chaque année dans leur programmation. Les terrasses de café se battaient presque, pour que ça soit sur leur pavé, qu’elle installât ce soir-là, comme un marionnettiste, les petites notes de son décor, puis entamât son numéro de jonglerie avec les mots, tout aussi déroutant pour les sens, que la plus onduleuse des danseuses orientales. Elle diffusait une lumière, dans l’obscurité, rassurante, comme la lune ; si bien que les clients qui pensaient simplement être venus pour leur estomac, réalisaient que c’était tout leur être, en réalité, qui les avait amenés ce soir-là, en cet endroit : jusqu’ici. Face à elle. Et même : face à eux.

Ils se voyaient, à nouveau, dans son reflet, faits de rêves, d’audace, d’élégance et de désirs. Par le ton de sa voix, qui trahissait une confiance, et en même temps le désir de douter ; par les traits de son visage, qui vous invitaient, et en même temps vous demandaient de frapper à la porte ; par sa connexion à son monde intérieur, mais aussi sa soif d’explorer chaque sentier : elle les remettait soudain en relation avec une vieille mémoire. Ils n’étaient pas simplement qu’automates au travail, ou fantômes en amour. Une caverne les attendait à l’intérieur d’eux même, et tout au bout du chemin, et elle les invitait indirectement enfin à tenter le voyage.

Assis, à leur table, pulvérisés par cette expérience inattendue, alors qu’ils étaient simplement venus pour un ventre, et au bon vouloir du cuisinier, se dépayser la bouche. Déstabilisés, ceux qui craignaient l’ouverture de la porte mystérieuse qui donnait sur soi-même, et qu’ils avaient fermée il y a longtemps de cela, à double tour, s’empressaient au plus vite de partir. Ils avaient peur immédiatement de se retrouver nez à nez, avec d’anciens ennemis, plus précisément des vieux monstres ; puis de devoir, au milieu des toiles d’araignée, enjamber des restes de squelettes, avant peut-être enfin de retrouver le chemin magique qui vous menait à la découverte, aux tentatives, puis à l’émerveillement.

Certains, dont l’enfance avait été plus légère, ou l’urgence d’aimer, et de se pardonner, plus vitale, restaient jusqu’au bout, suspendus aux délicieuses lèvres de l’intrigante actrice vagabonde. Elle jouait, jonglait avec les mots, à vous faire croire que la magie pouvait vous atterrir, sans effort, un matin, dans le creux de la bouche. Sur ses lèvres, les spectateurs récoltaient des mots mûrs à souhait, gourmands et juteux, qu’elle avait préparés des mois durant, dans l’atmosphère tropicale réconfortante de son corps. En sa présence, se prolongeait un interminable été, la sensation qu’était encore venue la saison magique, de la moisson et des récoltes. Entre vous et vos rêves, plus aucun obstacle ne subsistait face à vous, autre que les pièges que vos fantasmes insistaient encore et toujours à planter au milieu de votre chemin.

L’intrigante actrice vagabonde était une véritable déesse de la fertilité. Le problème se posa, quand enfin elle en prit réellement conscience. Soudainement, un jour, elle se rendit compte qu’elle ne s’émerveillait plus devant tous ces gens, qui souriaient, à l’écouter, et à la découvrir jongler avec tant de virtuosité avec les mots. Non, désormais, toute son attention était attirée à comprendre pourquoi certaines personnes passaient sans ne jamais s’arrêter, ou alors rapidement s’en allaient, sans avoir été totalement bouleversés, par son aura, par ses charmes.

Avide de comprendre au plus vite les raisons de leur absence, sans ne plus arriver à se délecter, de ces guirlandes de sourires, ces petits échantillons de triomphe, ces autres présences, elle partit dénicher sa solution, dans l’ingéniosité des autres spectacles dont regorgeait la ville.

Très vite, elle reconnut dans le public de l’un d’eux, plusieurs personnes qui avaient nargué son univers, pour finalement trouver refuge dans ce monde. Debout, à seulement quelques mètres d’eux, elle allait enfin découvrir ce qui prenait vie dans leurs yeux, et qu’apparemment elle n’avait pas su leur offrir.

Le spectacle commença, et elle découvrit tout un défilé de mots, totalement inconnus, pour lesquels elle ne savait dire, s’ils venaient des profondeurs d’un ventre, ou de la surface d’un livre. Au moins, elle avait maintenant sa réponse.

Dès le jour d’après, elle entreprit d’ajouter plusieurs de ces assemblages de lettres, à sa jonglerie de mots. Le résultat fut immédiat. Les gens qui ne s’arrêtaient jamais, prenaient maintenant place au milieu du public. Les personnes qui déjà l’écoutaient, continuaient à le faire, même si elle pensait déjà déceler dans leur regard, comme une différence d’étincelles dans leurs yeux. Le succès était total, total, à un détail près. Un homme aux yeux couleur bleu saphir, fraîcheur océan, qu’elle avait remarqué dans le public, ce jour-là, dès les premières minutes. Cet homme était soudainement parti quelques instants après sa deuxième partie, comprenant ses nouveaux mots. Elle avait continué à jouer, mais cet homme, au visage doux comme un enfant, et en même temps au regard de pirate, s’en était allé, emportant avec lui comme une énigme, qui la démangeait au plus vite d’entendre. Pour au plus tôt enfin la résoudre. Le futur de sa vie passait par une rencontre imminente avec lui.

Alors, son numéro tout juste terminé, elle courut jusqu’à l’entrée principale du parc, et réfléchit dans quelle direction, un pirate pouvait-il secrètement avoir l’envie de balader son coeur. Les rues de la vielle ville était un terrible labyrinthe, heureusement elles donnaient toutes sur l’unique boulevard qui observait la mer. La mer.

Il était là. Accoudé sur un muret, face aux flots. Quand il sentit une présence derrière lui, d’instinct il se retourna. Il savait que c’était elle, et sans introduction lui jeta :

– Pourquoi me montrer la liberté, et d’un coup la prison.
– La prison ?
– Comment exprimer par la bouche, ce que l’on n’a jamais expérimenté par la peau ?

L’intrigante actrice vagabonde resta interdite. Déroutée. Sans voix. Puis partit.

Une année passa. Puis une deuxième. Puis une troisième. Une quatrième. Plus aucune trace de l’intrigante actrice vagabonde dans la région.

Cinq ans plus tard, l’homme aux yeux bleus, au regard de pirate, se baladait sur les lieux exacts de leur première et unique discussion. A quelques mètres de là, cette fois, il remarqua un attroupement. Une foule immense, compact, s’agglutinait comme pour écouter les paroles d’un saint, ou savourer les miracles renouvelés par un magicien.

Il s’approcha. Rapidement, sans même voir le visage de la personne qui parlait, il savait que c’était elle qui s’exprimait. Et après avoir passé de longues minutes à l’écouter, il se dit que c’était à nouveau à lui de repartir en voyage.