Il était une fois un boxeur. Un homme élancé comme une bougie, avec des épaules prononcées comme un cintre. Il se baladait tranquille dans les rues, les transports, les commerces, comme une montagne qui aurait quitté sa paisible campagne, pour découvrir au plus près la vie des humains qui s’entassaient dans les villes.

Il était né pour la contemplation, la solitude, le silence, mais il se sentait appelé par ces gigantesques fourmilières, où le nombre de gens à impacter, était proportionnel au nombre de personnes volcaniques, qui coulaient régulièrement sur vous comme de la lave.

Chaque matin, il partait à l’entraînement, son baluchon à l’épaule. Tout le monde l’avait déjà au moins une fois remarqué. Il était à la fois sobre, appliqué, régulier comme une horloge, et en même temps quelque chose d’insaisissable en lui le rendait imprévisible comme un lion. Son entraineur savait qu’il tenait en lui un champion… Un champion, dans un milieu qui demandait autant d’efforts, ça voulait dire en réalité une machine. Un être, qui connaissait parfaitement l’emplacement de son bouton « marche », mais qui laissait seul son état d’épuisement le bloquer, provisoirement, sur pause.

La montagne impressionnait tous les habitués qui l’observaient. Tout le monde finissait par abandonner sa routine personnelle, conscients du privilège de pouvoir observer par les yeux, l’étonnement qu’on n’arrivait parfois même pas à s’offrir dans un rêve.

Après plusieurs mois de préparation, la montagne accepta de reproduire en pleine lumière, les tours de magie, en amateur, qu’il répétait dans l’ombre. Ses premiers combats : la montagne les remporta tous. Tous. Dès le premier round, il avançait sur ses adversaires. Ces derniers comprenaient qu’une malédiction pouvait maintenant potentiellement les frapper. A peine avaient-ils pensé cela, que la foudre d’un coup s’abattait sur le toit de leur corps. Des fissures apparaissaient sur la façade de leur fierté. Tout leur être menaçait brutalement, d’une minute à l’autre, de s’écrouler. L’arbitre décidait alors de mettre un terme à l’orage.

Malédiction. La montagne frappait comme une malédiction. Mais à la manière d’un détour qui vous emmenait précisément là où vous deviez, et non stratégiquement là où vous aviez choisi, la malédiction qu’infligeait brutalement la montagne devenait une bénédiction une fois que ses rivaux regagnaient le silence des vestiaires.

Seuls, assis sur un banc marron étroit, à échelle d’enfants, quand eux maintenant étaient des monstres ; leurs yeux semblaient questionner le sol, mais leur esprit en réalité ne cherchait aucune réponse immédiate. Les poings de la montagne les avaient démolis, éparpillés, mais eux qui s’étaient construit depuis tout petit, une personnalité à la hâte, sans la moindre notice, n’attendaient en réalité que ça. Tout reprendre à zéro. Se bâtir une élégance nouvelle… Une tranquillité durable… Consciencieusement… Pierre après pierre…

Le silence qui enveloppait les combattants dans le vestiaire, les projetait comme au beau milieu d’une cathédrale. Ils se sentaient à la fois dangereusement perdus, et également miraculeusement retrouvés. Tout leur semblait à nouveau permis dans l’existence, même si tout était à refaire globalement dans leur vie. Ils voulaient prendre humblement le temps de la reconstruction. Du calme. De l’analyse. Du recueillement. Et cette renaissance, ils la devaient à ce combattant hors pair qui frappait avec le cœur, et vous atteignait précisément dans la même zone, qu’était la montagne.

Pendant des années, la montagne avançait, multipliait les combats, et se sentait pleinement à sa place, au milieu des autres hommes, créant des vocations de mystiques avec l’aide de ses poings.

Et puis, son entraîneur sentit que l’heure était venue de lui proposer le combat de sa vie. De lui faire rencontrer le grand champion du territoire, pour lui permettre d’atteindre le rayonnement dont la montagne rêvait depuis qu’il avait rejoint, il y a quelques années, la fourmilière des hommes.

Le grand champion offrait une tout autre opposition de style, jusqu’ici inconnue de la montagne. Il boxait avec son cerveau, avec sa tête. Fin stratège, il lui arrivait même de flirter avec les limites de la règle, pour enfoncer son vice dans des zones défendues, sans que jamais l’arbitre ne le remarquât, ni ne le sanctionnât.

Pour préparer ce grand combat, l’entraîneur proposa à la montagne de changer de style, de boxer de manière plus réfléchie, moins sauvage ; mais lui ne voulait combattre qu’en avançant avec son cœur, pour toucher son adversaire scrupuleusement dans la même zone. Son entraîneur s’inclina, la montagne n’était-il pas le roi des dieux, dès lors qu’il montait sur le ring, et qu’il faisait pleuvoir la foudre sur son adversaire, de la hauteur de chacune de ses mains gigantesques ?

Le jour du combat arriva. Comme annoncé, le tacticien appliqua son plan, comme un musicien jouait académiquement une partition. Il boxait comme on joue du violon, avant de repositionner son instrument dans l’étui, finement tapissé de feutre. La montagne perdit le combat de sa vie aux points, sans même avoir eu l’impression de véritablement le disputer.

Dans le couloir sombre qui le séparait des vestiaires, des tâches de voix lui parvenaient au loin. Certaines l’éclaboussaient, comme une voiture qui roulait à vive allure, sur une flaque aux dimensions d’étang, qui venait submerger le trottoir sur lequel vous marchiez. « Naïf ». « Rustre ». « Idiot ». D’autres échos, plus lointains, lui parvenaient sur le visage, comme des lueurs du soleil au beau milieu de l’hiver, qui vous réchauffaient la joue. « Respect ». « Bravo ». « Toi, tu combats avec ton cœur ».

Ce combat marqua un tournant dans la carrière de la montagne. Le début du déclin, un ciel orangé, avec au loin une boule de feu fatiguée qui se couche. Tous les combats suivants, furent d’identiques défaites, dans des luttes au déroulement de parties d’échec, où les gagnants ne risquaient jamais de tout perdre, et donc pour la montagne, de pouvoir réellement tout gagner : le cœur des hommes.

Vieillissant, son entraîneur l’invita à délaisser les salles d’entraînement, les soirées de gala, pour éviter le mauvais coup, qui vous clouait pour toujours dans une chambre vidée de toute couleur sur les murs, quand la paisibilité d’une maison de campagne déjà vous attendait. Mais la montagne ne savait que boxer. Et une étincelle lui soufflait que sa mission était encore et toujours de révolutionner la vie des hommes. Et pour ce faire, à disposition, il ne voyait que la surface étendue de ses poings.

Alors, il repartit pour un nouveau combat qui allait s’avérer être le tout dernier. Le combattant du soir n’était pas plus impressionnant que les autres, ni plus malin, ni plus stratège ; mais la montagne était désormais nettement plus fatiguée, et de ses poings, il ne tombait plus que des étincelles, de la fumée, bien loin de la foudre sacrée électrisante de ses tout débuts.

Les premiers rounds passèrent, la montagne fut touchée à cinq reprises. Il voulait résister, se relever, vaincre. Mais ce soir-là, pour la première fois, quand son adversaire lui asséna un coup dans les cervicales, puis dans le dos, il s’effondra, dans un immense cri de douleur. Un cri rauque, comme un gémissement sorti tout droit des entrailles de la terre. Comme l’ultime souffle du dernier animal d’une espèce qui se couchait pour de bon sur le sol.

Allongée sur le dos, la montagne observait sur le côté, les spectateurs, le regarder, ahuris, dans un silence de cathédrale. Le même silence de cathédrale que celui qui enveloppait ses adversaires, autrefois, dans les vestiaires.

Et alors que son entraîneur se pencha au-dessus de lui pour le réconforter, pour l’apaiser, la montagne lui souffla :

« Ma voix… »

« Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a ta voix ? »

« Il y a peut-être quelque chose à faire, finalement, avec ma voix. »

Et depuis ce jour, ce dernier combat, la montagne continuait de bouleverser la vie des hommes. De créer des vocations de mystique autour de lui. Mais plus avec ses poings. Désormais, il utilisait… sa voix.